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Ça te colle à la peau, Raphaël Brunel, 2023.
Ça y est, ça te revient, par vagues lancinantes et imprévisibles, déposant leur écume sur le sol, les murs, le plafond. De ça, tu ne peux pas te défaire. Comme les parfums si prompts à raviver un visage, la fugacité d’une sensation ou d’un geste, la familiarité d’une situation. Comme le vacarme des sons, des voix, des chansons qui résonnent en silence. Comme les énergies, les idées, les volutes épaisses et blanches de souffle inarticulé qui flottent dans l’air et partent en fumée. Tu as une réputation mais tu es traversée par plusieurs vies et tissée de relations. Tu n’as jamais entendu parler de la stone tape theory, mais la perspective que les fantômes, les émotions et les blessures du passé peuvent être enregistrés dans la pierre comme sur une bande magnétique et rejoués selon certaines conditions, ne t’étonnerait probablement pas. Mais pour l’heure et de manière spéculative, tu apparais sous les traits d’un vestiaire déplacé dans un paysage rougeoyant. Tu as été endossée, incorporée, incarnée.
« Qui es-tu ? » est probablement la question à laquelle il est le plus difficile de répondre, car elle intime de se définir. « Intime »… la coïncidence de l’ambivalence est troublante tant il est question d’intimité, d’une intimité partagée. A l’affirmation d’une identité stable, d’un être inaltérable, tu préfères le transformisme de la multiplicité, l’accueil des points de vue et des altérités. Tu es ventriloquée et tu mimes. Tu te pares et tu habites. Tu collectes, enregistres, absorbes, redistribues. Tu veux voir ce que ça fait et ce que ça fait faire. Pour emprunter les mots d’Eileen Myles, tu explores l’espace où découvrir « les communiqués insolites et intangibles de la pensée et du ressenti des autres autour de nous ». Tu es : un réseau social empathique, un forum aux airs de safe space, une zone de contact épidermique où ça touche, une interface sensible où ne cessent de trouver écho et de se réinterpréter les histoires du dehors. En te soumettant à la recherche mutuelle, en prenant le détour et le langage de l’autre, tu prépares l’antidote. Une chose est sûre en tout cas puisque c’est toi qui le dis : tu es une FM. Soit : une antenne et un HP. Un canal de (re)transmission et d’amplification. Jack Spicer devrait te plaire, lui pour qui le poète est une radio et les poèmes, des messages venus de l’Extérieur. Mais quand tu te défais de tous ces rôles qui fusionnent en toi, de toutes ces voix qui ne t’appartiennent pas, tu scrutes à l’Intérieur, tu dresses des cartes mentales, des lignes de pastel sentimentales, des réseaux d’affects et d’images qui te sont propres.
Tu as entamé une relation de réciprocité. Le terme latin relatio atteste l’idée claire d’un rapport, qu’il faut à la fois entendre sous l’angle de la narration (rapporter, relater, témoigner) et de la connexion (entre différents phénomènes, formes vivantes, faits ou objets). Il induit quelques notions déjà évoquées à ton sujet : une adresse, une altérité, un réseau d’échanges vivaces, un espace-temps, une interface, ainsi qu’une certaine forme de causalité, d’affection et de capacité d’agir. Dans cette relation, tu racontes et tu es racontée. C’est donnant-donnant. D’une part, tu offres l’hospitalité au récit de soi d’une artiste qui déploie, inscrit, publie ses mots par fragments et ellipses sur des objets et tissus rouges – d’ailleurs, n’est-il pas fascinant que « texte » et « textile » dérivent d’une étymologie commune, celle de quelque chose qui se trame ? D’autre part, tu donnes un corps à un lieu dont les strates successives s’animent à travers toi sous la forme de personnages et de costumes : une cavalière style western, une bricoleuse badass aux gestes allusifs, une architecte un peu engoncée dessinant les plans d’un bateau et une chicha girl élégante fumant tranquillement sur l’embarcation une fois construite. Chacune de ces peaux que tu revêts, qui apparaissent et s’effacent au gré du khôl, du far ou du lipstick appliqués sur ton visage par une maquilleuse aux longs ongles verts, évoquent des métiers que tu féminises pour mieux (dé)jouer les stéréotypes qui y sont associés et dessiner en filigrane, non sans humour et un certain érotisme (tu parles de porno soft lesbien), les mécanismes d’émancipation.
Que nous font et nous font faire les vêtements, les masques et le maquillage qui drapent et soulignent les contours de nos persona ? L’histoire de la littérature, des arts et de la philosophie regorge d’exemples contradictoires. Dans certains cas, ils sont soit ces choses terrifiantes qui adhèrent au corps et l’étouffent au point de ne pouvoir s’en libérer, qui se substituent à un moi réduit au rôle de miroir reflétant l’image d’un autre, soit le costume permettant de couvrir une hideuse nudité (physique et psychique) et de s’affirmer dans l’ « inter-humain ». Quand dans d’autres, ils deviennent l’expression la plus intense et exaltante d’une identité, fusse-t-elle aux cent visages, et un mode d’adresse transcendantal. Tu repenses soudain à cette citation d’Emanuele Coccia : «Les vêtements démontrent combien il est illusoire d’imaginer l’existence d’un ego séparé du monde qui voudrait n’être lié qu’à soi, tout comme celle d’un monde qui pourrait exister sans un sujet qui l’habite. La nature du moi est celle d’un caprice dont l’objet est toujours le monde. Et vice versa, le monde n’est jamais que kosmos, ornement, maquillage d’un moi (qu’il soit collectif ou individuel). Ne peut dire moi que celui qui sait se maquiller. »
Mais tu ne sais plus très bien quoi en penser et tu chantes que ça te colle, que ça te colle à la peau. Tu te sens coincée avec tout ça, ces secondes peaux, ces peaux textiles, ces peaux make-up, ces peaux slapstick, avec toutes ces figures qui te hantent et te traversent, et davantage encore peut-être avec ce Moi-peau qu’on ne peut laisser en boule dans un coin de la chambre et qui, à en croire le psychanalyste Didier Anzieu, est si fondamentale dans la construction individuelle. Alors peut-être pour mieux t’extraire de ce tout ça, pour mieux t’en décoller, tu exorcises en chantant dans la nuit noire et on ne se lasse pas de repasser encore et encore la membrane magnétique sur laquelle s’est fixé le spectre de ton entêtante complainte.
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Carla Adra, publié dans le catalogue du 66ème Salon de Montrouge, Eva Barois De Caevel, 2022.
Carla Adra est née en 1993. Elle vit et travaille en Île-de-France. Elle est diplômée de l’École supérieure d’art et de design de Reims.
Pour le dire simplement et sans détours, la pratique de Carla Adra est une pratique touchante, une pratique qui touche, une pratique qui me touche. D’ailleurs c’est véritablement une pratique du contact, de la continuité (contiguïté ?) des corps, de l’incorporation et de la redistribution des vécus – et finalement une pratique dont la matière est ce qui la touche, elle, l’artiste. L’art de Carla Adra est un art qui touche ailleurs que là d’où elle vient, que là où elle est, que là d’où elle parle – je m’inspire du somptueux sous-titre de la pièce de Lazare – Rabah Robert – Touche ailleurs que là où tu es né – publiée aux Solitaires intempestifs en 2013.
À Lyon, Carla s’est attelée en 2019 à un vaste « bureau des pleurs » : le recueil, auprès de 300 personnes, du récit de ce qu’ils et elles ont perçu comme une injustice personnellement subie. Carla a mangé ces récits, elle les a gravés sur disque pour une postérité anonyme, puis elle les a simplement redits, en y mettant toute son empathie. En résidence à La Galerie à Noisy-Le-Sec, Carla présentait récemment l’exposition « Paroles chaudes », un titre sensuel et sérieusement drôle, ou drôlement sérieux, comme tout son travail. Cette exposition est l’issue d’un travail de six mois à nouer des relations entre un groupe de jeunes adultes et d’encadrantes d’un centre médico-éducatif de Noisy et l’équipe du centre d’art. Des histoires à propos de soi ont été partagées et sont devenues des capes mentales, qui sont aussi des objets et des œuvres. Vêtu de ces capes, le groupe a partagé un peu de ce qui s’était produit pendant cette année passée ensemble, dans un bureau du centre administratif de la mairie de Noisy. En somme, c’est un art de la relation et de la situation que déploie Adra, qui se pare au cours du processus de formes malicieuses, dérisoires ou spectaculaires, rappelant les costumes Dada (réalisés par Sonia Delaunay) du Cœur à Gaz de Tristan Tzara ou ceux de la lecture de Karawane par Hugo Ball.
La pratique de Carla est tournée vers les gens, toujours, mais tout autant vers les lieux et les situations : le structurel. La donne d’une résidence, d’un post-diplôme, d’un format de travail quel qu’il soit pour l’artiste, devient la question de Carla : que peut-on faire se rencontrer dans ces formats, que peut-on faire de ces formats ? Il y a un point de départ, mais ça va surtout là où il est possible d’aller avec qui sont ces personnes et ces situations qu’on rencontre, qu’on découvre, qu’on prend le temps de comprendre. Les vastes pièces vivantes, mobiles et immobiles, visibles et invisibles de Carla Adra naissent de ce moment où l’on voit ce qu’on peut mutuellement s’apporter (pas juste prendre et ramener du côté de l’art contemporain et de ses commerces). Ce n’est pas un art qui violente ou qui s’approprie, qui se sert puis qui illustre. C’est, par contre, une espèce d’art total où les formes n’émergent que de ce qui est toujours une organisation d’individus qui se retrouvent à devoir travailler ensemble.
Si le développement personnel est l’une des déclinaisons sournoises du capitalisme, alors l’art de Carla Adra en est un antidote. Si le vivre ensemble est devenu la formule passe-partout d’une polis dépolitisée, alors l’art de Carla Adra est ce qui lui redonne sens et conscience, hors de tout cynisme. Ici il s’agirait plutôt de faire du bien à chacun et chacune par le geste en commun.
FR
Love eat souls, Liza Maignan, 2022
À la Renaissance, le penseur humaniste Camillo Giulio développe l’idée d’un théâtre de la mémoire. Une pensée construite selon l’architecture des amphithéâtres romains, dont la structure des gradins permettrait métaphoriquement de ranger et d’ordonner idées et images. Camillo Giulio fait pivoter les usages et les points de vue de cette architecture du spectacle, et le corps des spectateur·rice·s opère un retournement de sa position sur lui·elle-même, vers lui·elle-même. La scène devient l’outil de vision de sa propre architecture de la pensée, une opération mentale convoquant les principes de l’art de la mnémotechnie antique.
Nous déambulons dans des espaces mentaux que nous construisons : des pièces d’une maison aux dédales d’un jardin, d’une cave humide ou d’un grenier dont les coins sont remplis de souvenirs. Dans ces architectures incertaines, nous accrochons quelques images aux murs, nous répétons des phrases qui résonnent dans les longs couloirs de la mémoire, nous recouvrons du tissu de l’oubli souvenirs passés. Mais ces architectures peuvent être précaires, fragiles, abîmées, obscures. Relatives à nos psychologies singulières, aux fondations de nos conditions sociales, familiales, affectives. Alors comment déambuler dans une construction qui s’effondre, s’effrite ? Comment user du pouvoir d’un langage liquide, vaporeux, de pensées insaisissables qui habitent ces espaces à « faibles légitimités » ? Dans l’ombre des souterrains, il peut sembler difficile de regarder une image déchirée, craquelée comme une peau de serpent ; de lire des pensées, brûlées par l’injustice hasardeuse de la chimie humaine, qui les disperse comme des cendres. Apprenons alors à lire le silence, à écouter les correspondances du vide et ses échos.
Dans le théâtre institutionnel du Centre Administratif de la Mairie de Noisy-le-Sec, on écoute les voix d’Aude, Awad, Carla, Farah, Florence, Nessim, Nathanaëlle, Simina, Yacine. L’architecture depuis laquelle ils et elles nous parlent est conçue de grandes fenêtres teintées de noir. Opaque de l’extérieur. Transparente de l’intérieur. Ils et elles observent l’autre, voient sans être vu·e·s. Pivotant sur leurs chaises de l’autre côté du bureau – celui depuis lequel des formes de pouvoir dominent – ils et elles rencontrent des corps inconnus, fonctionnaires de la ville. Les rôles s’inversent, créant une confusion dans le spectre social traditionnel des activités et des relations, initialement régies par la fonction bureaucratique du bâtiment. Une rencontre libre, vivante et non idéalisée crée un trouble dans le langage administré par un formulaire, une tentative de fixer des identités sur des feuilles en-têtées. Jouant avec des protocoles de l’ordinaire, ils et elles performent leurs identités afin de saisir ce qui chez l’autre pourrait-être l’écho d’eux·elles-mêmes : chacun·e se change en échangeant.
Un troisième œil est invoqué, celui de la caméra. Un troisième œil qui opère un basculement dans notre situation de spectateur·rice·s. Ce troisième œil devient le nôtre. Le corps-caméra révèle à l’écran le langage d’un corps-off : ses tremblements, ses mouvements, ses membres hors-champ qui apparaissent et disparaissent, un corps-off depuis lequel on entend les silences, les timbres, les vivacités, et les lenteurs, toutes les résonances et tous les arpèges de la sympathie. Si la langue est l’un des lieux où les choses se construisent et se transforment, le « moindre geste peut lui aussi faire signe » pour une personne vivant hors de cet usage de la parole. Les mots deviennent des vecteurs, des signes, qui dessinent des enveloppes d’êtres, à la fois protectrices et hostiles. Habillé de cette double peau-identité, le corps inconnu de l’autre répond à chaque mot, rebondissant comme des échos qui résonnent, forment des ondes, des interférences inattendues. Renversant les injonctions utopiques contemporaines, la fracture du « nous » révèle la complexité de la rencontre. La rencontre ne guérit pas. La rencontre ne répare pas. La rencontre ne panse pas. Elle ouvre les brèches du partage de la souffrance, elle troue la chair rigide qui recouvre les inégalités et les injustices, pour laisser s’échapper d’entre nos bouches nos pensées sauvages et poétiques.
Carla aspire les lettres comme elle les crache. Elle écrit avec sa bouche. Plongée dans des marées de substances humaines, de manifestations sonores impulsives, de langages instinctifs, de discussions imprévisibles, elle explore le langage de l’autre par le mime de la pensée. Depuis la cave, elle orchestre des phrases et des narrations in-formulées, qu’elle inscrit dans les profondeurs d’une marée de velours, brûlées par les mots qui glissent de sa bouche. Elle écrit de nouvelles vagues, remuée par le vent des paroles chaudes. Une double présence habite tant le relief de ces récits qui ondulent que la surface trouée à travers laquelle son regard se plonge dans le mien.
FR
Carla Adra, Eva Barois De Caevel , 2022
Carla Adra est née en 1993. Elle vit et travaille en Île-de-France. Elle est diplômée de l’Ecole supérieure d’art et de design de Reims.
Pour le dire simplement et sans détours, la pratique de Carla Adra est une pratique touchante, une pratique qui touche, une pratique qui me touche. D’ailleurs c’est véritablement une pratique du contact, de la continuité (contiguïté ?) des corps, de l’incorporation et de la redistribution des vécus — et finalement une pratique dont la matière est ce qui la touche, elle, l’artiste. L’art de Carla Adra est un art qui touche ailleurs que là d’où elle vient, que là où elle est, que là d’où elle parle — je m’inspire du somptueux sous-titre de la pièce de Lazare — Rabah Robert – Touche ailleurs que là où tu es né — publiée aux Solitaires intempestifs en 2013.
À Lyon, Carla s’est attelée en 2019 à un vaste « bureau des pleurs » : le recueil, auprès de 300 personnes, du récit de ce qu’ils et elles ont perçu comme une injustice qu’ils et elles ont personnellement subie. Carla a mangé ces récits, elle les a gravés sur disque pour une postérité anonyme, puis elle les a simplement re-dits, en y mettant toute son empathie. En résidence à La Galerie à Noisy-Le-Sec, Carla présentait récemment l’exposition Paroles chaudes, un titre sensuel et sérieusement drôle, ou drôlement sérieux, comme tout son travail. Cette exposition est l’issue d’un travail de six mois à nouer des relations entre un groupes de jeunes adultes et d’encadrantes d’un centre médico-éducatif de Noisy et l’équipe du centre d’art. Des histoires à propos de soi ont été partagées et sont devenues des capes mentales, qui sont aussi des objets et des œuvres. Vêtu de ces capes, le groupe a partagé un peu de ce qui s’était produit pendant cette année passée ensemble, dans un bureau du centre administratif de la Mairie de Noisy. En somme, c’est un art de la relation et de la situation que déploie Adra, qui se pare au cours du processus de formes malicieuses, dérisoires ou spectaculaires, et qui rappellent les costumes Dada (réalisés par Sonia Delaunay) du Cœur à Gaz de Tristan Tzara ou ceux de la lecture de Karawane par Hugo Ball.
La pratique de Carla est tournée vers les gens, toujours, mais tout autant vers les lieux et les situations : le structurel. La donne d’une résidence, d’un post-diplôme, d’un format de travail quel qu’il soit pour l’artiste, devient la question de Carla : que peut-on faire se rencontrer dans ces formats, que peut-on faire de ces formats ? Il y a un point de départ, mais ça va surtout là où il est possible d’aller avec qui sont ces personnes et ces situations qu’on rencontre, qu’on découvre, qu’on prend le temps de comprendre. Les vastes pièces vivantes, mobiles et immobiles, visibles et invisibles de Carla Adra naissent de ce moment où l’on voit ce qu’on peut mutuellement s’apporter (pas juste prendre et ramener du côté de l’art contemporain et de ses commerces). Ce n’est pas un art qui violente ou qui s’approprie, qui se sert puis qui illustre. C’est, par contre, une espèce d’art total où les formes n’émergent que de ce qui est toujours une organisation d’individus qui se retrouvent à devoir travailler ensemble.
Si le développement personnel est l’une des déclinaisons sournoises du capitalisme, alors l’art de Carla Adra en est un antidote. Si le vivre-ensemble est devenu la formule passe-partout d’une polis dépolitisée, alors l’art de Carla Adra est ce qui lui redonne sens et conscience, hors de tout cynisme. Ici il s’agirait plutôt de faire du bien à chacun.e par le geste en commun.
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Bouche, Leïla Couradin, septembre 2020
Faisant de la notion d’identité un concept complexe et mouvant, Carla Adra se fantasme comme venant « d’ailleurs » et se rêve « autre ». L’installation vidéo Bureau des pleurs, présentée à la biennale de Lyon en 2019, relève notamment, usant d’une forme d’empathie totale, de tentatives toujours renouvelées de devenir « l’autre », de faire corps avec lui, de s’approprier son enveloppe et ses souvenirs les plus intimes. Mue par un désir tant charnel qu’intellectuel, Carla Adra déplace, contourne, affine ou enjambe la frontière quasi poreuse entre elle-même et celui ou celle qu’elle rencontre, produisant un vertige saisissant : et si la fusion devenait parfaite ? Comment faire alors la différence entre soi et l’autre ? Non sans érotisme, l’artiste pose dans son travail la question psychanalytique aussi inquiétante qu’excitante de la potentielle disparition d’un être dans l’autre.
Les lettres qu’elle écrit puis scelle dans le bois (Aire, 2017), adressées à l’autre autant qu’à elle-même, comme les témoignages anonymes qu’elle recueille auprès d’inconnu•e•s (Bureau des pleurs, 2019) dans la rue ou d’enfants lors de performances (Ailes, 2019), dévoilent son rapport à la forme la plus directe de récit, sans détours, sans artifices, sans témoins ni (auto)censure. Peut-on tout dire et à qui ? Comment dépasser les conventions liées aux interactions sociales établies dans l’espace public – théorisées par Erving Goffman notamment – en demandant à l’autre de se livrer, ici, maintenant, avec une sincérité radicale ?
Carla Adra prend la parole en premier, se fait Pythie contemporaine, oracle d’un temple fictif, donnant le la d’une conversation intime bien souvent libératrice. Si elle travaille seule, son introspection devient pourtant collective. A chaque nouvelle pièce tout est à réinventer ; c’est aussi vertigineux que grisant. L’attention particulière que Carla Adra porte au réel et à son potentiel narratif incommensurable relève de la performance que l’artiste qualifie de « pure ». Elle observe le monde en attendant qu’il se passe quelque chose, à l’affut, prête à en capturer l’essence poétique (Collection de vidéos, 2015-2020). Il s’agit pour elle d’extraire une situation chargée d’une invisible beauté, pour la transformer en performance, texte, vidéo ou image. Présentées ensemble dans l’installation in situ Bouche, les oeuvres de ce corpus sensible produisent à leur tour un méta-récit, qui pourrait être chuchoté, à la lumière d’une bougie, dans une grotte.
EN
Mouth, Leïla Couradin, September 2020
For the fourth project in its program, the local invited the French-Canadian artist Carla Adra (born in 1993) to present a brand new installation at the Trésor, at the foot of the Reims Cathedral. Bouche is an exhibition in which visitors discover an intimate space at the heart of the cultural life of Reims.
Turning the notion of identity into a complex and moving concept, Carla Adra fantasizes as coming from "elsewhere" and dreams of herself as "other". The video installation Bureau des pleurs, presented at the Lyon Biennale in 2019, is a form of total empathy, of constantly renewed attempts to become "the other", to become one with him, to appropriate its envelope and its most intimate memories. Driven by a desire both carnal and intellectual, Carla Adra moves, circumvents, refines or straddles the almost porous boundary between herself and the person she meets, producing a striking vertigo: what if the fusion became perfect? How then can one tell the difference between oneself and the other? Not without eroticism, the artist poses in her work the psychoanalytical question, as disturbing as it is exciting, of the potential disappearance of a being in the other.
The letters she writes and then seals in wood (Aire, 2017), addressed to the other as much as to herself, as well as the anonymous testimonies she collects from strangers (Bureau des pleurs, 2019) in the street or from children during performances (Ailes, 2019), reveal her relationship to the most direct form of narrative, without detours, without artifice, without witnesses or (self)censorship. Can we tell everything and to whom? How can we go beyond the conventions related to social interactions established in the public space - theorized by Erving Goffman in particular - by asking the other to surrender, here, now, with radical sincerity?
Carla Adra speaks first, becoming contemporary Pythia, oracle of a fictitious temple, setting the tone for an intimate conversation that is often liberating. Although she works alone, her introspection nevertheless becomes collective. With each new piece, everything has to be reinvented; it is as dizzying as it is exhilarating. Carla Adra's particular attention to reality and its immeasurable narrative potential is the result of a performance that the artist describes as "pure". She observes the world while waiting for something to happen, on the lookout, ready to capture its poetic essence (Collection de vidéos, 2015-2020). For her, it is a matter of extracting a situation charged with invisible beauty, to transform it into a performance, text, video or image. Presented together in the in situ installation Bouche, the works from this sensitive corpus in turn produce a meta-narrative, which could be whispered, by candlelight, in a cave.
Written by Leïla Couradin, curator of the monographic exhibition of Carla Adra Bouche du Local (16 to 31 October 2020).
FR
Extrait du texte Objet art de Laurent Buffet publié et édité par le Centre du Livre d’Artiste de Saint Yrieiex-la-Perche, octobre 2020
J’ai rencontré Carla Adra à l’occasion d’un prix auquel j’avais été invité à participer en tant que membre du jury — et dont elle fut, à ma plus grande satisfaction, la lauréate. Elle présenta alors, dans les gradins du théâtre de la ville, une performance interprétée par une dizaine d’acteurs. Entrant dans la salle par le haut des gradins, seuls ou par groupes, des hommes et des femmes descendirent lentement les escaliers, longèrent les travées, s’arrêtèrent devant des sièges, et, par la pression de leur corps, les firent grincer — doucement d’abord, puis de plus en plus vite. Au milieu de la salle, un siège avait été retiré, à la place duquel était posé un long écrin en bois comprenant — comme Carla Adra nous l’appris ensuite—une lettre roulée. J’eu l’impertinence de voir, et surtout d’entendre, dans cette scène hors scène, là où prennent habituellement place les spectateurs, ce que Freud aurait appelé une « scène primitive » : celle, ni plus ni moins, d’un coït, et même d’une conjugaison de coïts s’accomplissant autour d’un lieu vide, symbolisée par ce qui avait tout l’air d’un phallus scellant des signifiants devenus par ce fait inaccessibles. "L’objet a" performé, pour ainsi dire. Carla Adra est encore une jeune artiste, et peu importe au fond mes divagations lacaniennes, elle articule déjà avec beaucoup de force et de subtilité le rapport, présent dans la plupart de ses travaux, entre apparition et la disparition, représentation et irreprésentable, qui me semble être au coeur des grands enjeux de l’art contemporain.
EN
Extract from the text Objet art by Laurent Buffet published and edited by the Centre du Livre d'Artiste de Saint Yrieiex-la-Perche, October 2020
I met Carla Adra on the occasion of an award in which I had been invited to participate as a member of the jury - and of which she was, to my great satisfaction, the award winner. She then presented a performance in the stands of the city theater, performed by a dozen actors.Entering the auditorium from the top of the bleachers, alone or in groups, men and women slowly descended the stairs, walked along the bays, stopped in front of seats, and, by the pressure of their bodies, made them creak - slowly at first, then faster and faster.Entering the auditorium from the top of the bleachers, alone or in groups, men and women slowly descended the stairs, walked along the bays, stopped in front of seats, and, by the pressure of their bodies, made them creak - slowly at first, then faster and faster. In the middle of the room, a seat had been removed, and in its place was a long wooden box with - as Carla Adra later taught us - a rolled letter. I had the impertinence to see, and above all to hear, in this off-stage scene, where the spectators usually take their seats, what Freud would have called a "primitive scene": that, no more and no less, of coitus, and even of a conjugation of coitus taking place around an empty place, symbolized by what looked like a phallus sealing signifiers that had thus become inaccessible. "The object has" performed, so to speak. Carla Adra is still a young artist, and no matter what my Lacanian ramblings may be, she already articulates with great strength and subtlety the relationship present in most of his works, between appearance and disappearance, representation and unrepresentable, which seems to me to be at the heart of the great issues of contemporary art.
FR
POST it #02, Carla ADRA, entretien réalisé par Leila Couradin, octobre 2020
POST it est une micro-édition indépendante qui donne la parole aux artistes lié•e•s à la région Grand Est. Initié en 2020 par Leïla Couradin, Chloé Godefroy (critiques d’art) et Anaëlle Rambaud (artiste), POST it soutient la jeune création contemporaine et propose aux artistes de réaliser une carte originale, glissée entre ses pages.
Qui es-tu, d’où viens-tu, tu fais quoi dans la vie ?
Je m’appelle Carla Adra, je suis née en 1993 à Toronto, au Canada. Ma mère est franco-argentine et mon père est libanais. Ma famille étant installée un peu partout et issue de plusieurs cultures différentes, j’ai beaucoup voyagé, donc je n’ai pas l’impression d’appartenir à un seul pays. Je viens donc de « là » mais j’ai surtout grandi à Paris.
« Qui es-tu » est une question très compliquée, c’est LA question à laquelle je suis confrontée dans mon travail. Je crois en effet que c’est une question fondamentale qui nécessite d’aller chercher la réponse individuellement, avec l’aide des autres, notamment lorsqu’on pratique une activité artistique. Dans mon travail, je tente de transmettre des messages, des choses que j’ai apprises ou comprises. Je cherche à remplir des manques, à être à l’écoute des autres, à créer du lien.
Je fais des expositions, des performances, des sculptures à travers lesquelles j’essaie de faire sentir aux publics des réalités qui me semblent importantes et parfois moins visibles, peu mises en valeur.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire de l’art ?
J’ai presque envie de transformer la question : « qui m’a donné envie de faire de l’art ? »
La musique est très présente dans ma famille, une grande sensibilité est donc admise. Les différentes femmes auprès desquelles j’ai grandi sont créatives et très attentives à la notion de beauté. Mon arrière-grand-mère argentine était peintre, elle me faisait peindre dans son atelier, je trouvais ça magnifique. Ma grand-mère libanaise travaillait dans la haute couture, elle m’émerveillait avec les paillettes, les tissus, les décorations. Ma grand-mère française aimait la nature, j’étais admirative de l’intensité qu’elle mettait dans le soin de ses plantes, de son jardin. Ma mère est aussi très manuelle et sensible aux détails, elle m’a emmenée voir de nombreuses expositions lorsque j’étais enfant.
Cette question me rappelle aussi une anecdote qui m’a vraiment marquée. Enfant, j’ai fait un dessin à l’école, en recopiant l’image et la légende d’un livre. La maîtresse m’a demandé si j’avais vraiment écrit et dessiné ce soleil, j’ai dit oui. J’ai fait le tour de toutes les salles avec mon dessin, et j’ai eu une impression d’existence très forte, c’était un moment de fierté, de reconnaissance. C’est ce qui peut se passer quand on fait quelque chose qui touche vraiment quelqu’un, c’est très fort. C’est assez proche du salut à la fin d’une pièce de théâtre, un instant que je trouve particulièrement beau. Ce qui m’amuse avec cette anecdote c’est que c’est dans la copie de quelque chose que j’ai pu procurer cette émotion. J’ai gardé cela dans mon travail. Certaines de mes rencontres tout au long de mon parcours m’ont aussi donné envie de faire de l’art. À l’école Boule (une école d’arts appliqués), une professeure m’a demandé ce que je faisais là, pour elle je devais faire une école d’art. C’est comme ça que je suis allée à l’ESAD (École Supérieure d’Art et de Design) de Reims, d’abord en option design végétal ; je voulais être designer, j’avais l’impression que c’était un « vrai métier ». Au fur et à mesure de mes projets, certains échanges au sein de l’école (avec Cécile Le Talec, Véronique Pintelon et Rozenn Canevet) m’ont poussée à choisir la section art. À ce moment de mes études elles avaient l’air de mieux savoir que moi, donc je leur ai fait confiance, et elles avaient raison ! Ensuite, Giuseppe Gabellone, artiste et professeur à l’ESAD, m’a aidée à poser les bases fondamentales de mon travail sculptural. Il m’a appris à regarder et à comprendre une certaine beauté intérieure qui émane des formes. Agnès Thurnaueur m’a poussée à dessiner, j’ai eu le sentiment d’avoir une véritable connexion avec cette artiste, avec qui j’ai aussi parlé de psychanalyse, ça a été un vrai déclic, tout comme ma rencontre avec Anne Kawala, qui m’a incitée à me tourner vers la performance notamment. Je crois que ce sont toutes ces rencontres qui m’ont donné envie de faire de l’art.
Qu’est-ce qui t’a déjà donné envie d’arrêter de faire de l’art ?
Je n’ai jamais eu envie d’arrêter.
J’ai fait une pause pendant mes études, au moment où je ne savais plus si je voulais faire de l’art contemporain ou du théâtre. Les choses me semblaient aller beaucoup trop vite, j’ai eu mon Diplôme National d’Arts Plastiques à 19 ans, et la suite logique était de se lancer dans un mémoire de master. À ce moment-là je faisais de la performance mais je ne savais pas vraiment ce que c’était, je crois que j’ai eu besoin de prendre un peu de recul. J’ai donc fait une année d’anthropologie à l’université, et je suis partie au Mexique.
Mais pendant cette année je me suis rendu compte que je ne pouvais pas m’empêcher de créer. Je disais que je ne croyais pas en l’objectivité de l’anthropologie, j’avais toujours envie de donner mon point de vue. Or quand on est anthropologue on ne doit pas créer. La transition a été rude entre une école d’art avec une liberté totale et une discipline beaucoup plus académique, scientifique. Pendant la période que j’ai passée au Mexique j’ai fait un film « malgré moi », j’avais l’impression de ne pas avoir le choix (ce qui n’est pas toujours très agréable).
Quelles sont les oeuvres que tu regardes ?
J’ai du mal à répondre à cette question. Je crois que je regarde tout, mais peut-être particulièrement la peinture et la performance. La notion de temporalité m’intéresse particulièrement dans la peinture. On peut rester quelques minutes, ou beaucoup plus longuement devant une toile et se laisser progressivement envahir par l’émotion, parfois jusqu’aux larmes. L’effet que la peinture produit sur nous n’est pas du tout le même en fonction du temps que l’on passe à la regarder.
J’ai lu beaucoup de documentation sur des performances, mais j’en ai vu très peu (je pense à celles que je considère comme étant de « vraies » performances, pendant lesquelles il n’y a pas de limite avec le spectateur). J’ai vu celles de Tino Sehgal au Palais de Tokyo (2016), où le rapport avec le visiteur était direct, ou The Mending Project de Lee Mingwei pour qui j’ai travaillé à la Biennale de Venise en 2017. C’est un type d’art dont je me sens très proche ; j’ai l’impression que le meilleur moyen d’attraper les gens et de leur transmettre quelque chose c’est la performance.
Quelles sont les oeuvres que tu ne regardes pas ?
Dans une expo collective, les oeuvres que je ne regarde pas sont celles qui sont noyées dans l’espace. Par exemple, lorsque je travaillais à la Biennale de Venise à l’Arsenal, je crois que j’ai mis un mois à « voir » les oeuvres. Celles qui retiennent mon attention, et c’est presque malheureux, ce sont les vidéos parce que ce médium nous contraint à s’assoir et à regarder ; notre corps nous l’oblige. Le reste du temps on passe parfois trop vite, on s’approche d’une forme ou d’une autre parce qu’on est sensible à une couleur, une fragilité, une forme de discrétion.
Mais de manière générale, je me demande toujours ce qui fait que cet•te artiste est exposé•e là. Même si c’est un travail qui m’intéresse peu, il est quand même là sous mes yeux, il réussit à être exposé, je passe donc parfois à côté de choses qui marchent.
Je pense tout de suite à la première exposition que j’ai vu toute seule, j’avais 14 ans, à la Fondation Cartier : c’était une exposition des peintures de David Lynch. C’est peut-être le fait d’avoir visité cette exposition seule, mais il s’est passé quelque chose de très fort pour moi. Ses peintures sont à la fois presque violentes, et en même temps très enfantines, c’est presque cruel tout en étant vrai. Cette exposition m’a fait beaucoup de bien, elle m’a vraiment parlé.
Je pense aussi aux peintures de Mark Rothko. J’ai déjà fait cette expérience de rester longuement devant l’une de ses toiles et de me mettre à pleurer. Sa technique de strates de couleurs produit une profondeur immense et suscite des émotions très fortes chez moi.
Je lis en ce moment Voyages en Alaska (2009) de John Muir, c’est un récit de voyage au nord du Canada qui me fait rêver en ce moment. J’aimerais beaucoup y aller, voir la neige à perte de vue… La façon dont l’auteur écrit est vraiment très touchante et très tendre.
J’ai relu récemment le journal de Mireille Havet, qui date de 1918-1919, c’était une amie d’Apollinaire, elle y parle de sa vie, de son homosexualité, de son amour pour les stupéfiants. Elle était très libre, c’est vraiment remarquable pour l’époque.
J’ai aussi envie de citer Virginia Woolf, qui a été un énorme déclic pour moi, c’est aussi une madeleine de Proust ! Les Vagues (1931) est un livre qui m’a tellement bouleversé, que j’ai voulu en faire une performance. J’aurais voulu lire ce livre en entier sur la plage, adressée à la mer.
Je lis aussi Rudolf Steiner, L’Art éducatif, l’imagination créatrice dans l’enseignement (1923). C’est un anthropo-physicien presque fou, qui mélange plusieurs pensées sur le cosmos, la nature, l’éducation… C’est universaliste, philosophique et un peu ésotérique, c’est sa pensée du monde et une étude sur l’être humain.
Quelles sont les autres disciplines qui nourrissent ta pratique ?
La musique fait véritablement partie de ma pratique. J’ai l’impression d’en être entourée, ma mère faisait du violon, mon frère est chanteur lyrique et compositeur de musique électronique. J’ai fait de la guitare classique pendant presque dix ans, j’écrivais mes chansons, et je pense que la musique a vraiment été le point d’entrée vers l’art pour moi.
J’ai commencé le théâtre à 11 ans, ça m’a aussi beaucoup inspirée, ainsi que l’écriture et la lecture qui accompagnent ma pratique. Ma grand-mère m’avait dit enfant : quand tu sauras lire, tu pourras entrer dans les livres. Ça me faisait rêver !
Les voyages, le fait d’être toujours très en mouvement, c’est aussi très important dans mon travail. Cet été je suis résidente à la Cité internationale des arts à Paris et j’ai vraiment l’impression que c’est la première fois que je reviens à Paris depuis 10 ans. J’ai le sentiment d’avoir besoin d’être toujours ailleurs, presque sans avoir le choix. La stabilité pouvait presque créer chez moi des angoisses. Mais tout ça, c’est aussi compliqué parce que dans un voyage on arrive et on repart, c’est parfois difficile de construire quelque chose.
Dans quel environnement et comment est-ce que tu te mets au travail ?
Pour chaque médium, pour chaque technique, j’ai besoin d’un cadre approprié. Les environnements sont donc très différents. L’un de mes lieux de travail est mon atelier, chez moi, qui est très stable, mais dans lequel je vais avoir tendance à un peu mouliner… Pour écrire par exemple j’ai besoin d’être entourée de livres, d’avoir un tableau sur lequel j’écris des mots, et lorsque je travaille le son avec mon frère je loue un studio, une salle blanche. Pour réaliser la pièce Bureau des pleurs2, cette fois-ci j’ai travaillé dehors, dans les parcs, pour aller à la rencontre des gens. Le cadre de travail que je m’impose devient donc aussi un cadre de vie. Parfois j’ai besoin d’aller faire du sport, ou de faire une balade intuitive pour me mettre dans un mood, un état modifié de conscience.
Sur quoi tu travailles en ce moment ?
Je veux écrire. J’ai vraiment commencé à écrire pendant le confinement (qui pour le coup était le cadre idéal !). J’aimerais écrire sur le Bureau des pleurs, sur l’expérience humaine d’être allée à la rencontre de parfait•e•s inconnu•e•s dans la rue pour entamer avec eux•elles une discussion introspective. En commençant à écrire sur cette expérience, je me suis rendu compte que ce texte parlait plus généralement de mon rapport à l’art de façon assez personnelle, et j’ai l’impression que ce texte a besoin d’être adressé pour être transmis. Je ne sais pas encore quelle forme cela prendra mais j’ai vraiment ce désir personnel de poursuivre ce projet, de me donner le temps de le faire.
©POST it édition
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POST it #02, Carla ADRA, interview by Leila Couradin, October 2020
POST it is an independent micro-edition that gives a voice to artists linked to the Grand Est region. Initiated in 2020 by Leïla Couradin, Chloé Godefroy (art critics) and Anaëlle Rambaud (artist), POST it supports young contemporary creation and proposes to artists to create an original card, slipped between its pages.
Who are you, where do you come from, what do you do in life?
My name is Carla Adra, I was born in 1993 in Toronto, Canada. My mother is Franco-Argentinean and my father is Lebanese. My family being settled all over the world and coming from many different cultures, I have travelled a lot, so I don't feel like I belong to one country. So I come from "there" but I grew up in Paris.
"Who are you" is a very complicated question, it's THE question I'm confronted with in my work. I believe that it is a fundamental question that needs to be answered individually, with the help of others, especially when one practices an artistic activity. In my work, I try to convey messages, things that I have learned or understood. I try to fill in gaps, to listen to others, to create a bond.
I make exhibitions, performances, sculptures through which I try to make the public feel realities that seem important to me and sometimes less visible, little emphasized.
What made you want to make art?
I almost feel like transforming the question: "who made me want to make art? »
Music is very present in my family, a great sensitivity is therefore admitted. The different women I grew up with are creative and very attentive to the notion of beauty. My great-grandmother from Argentina was a painter, she had me paint in her studio, I thought it was beautiful. My Lebanese grandmother worked in haute couture, she amazed me with the sequins, the fabrics, the decorations. My French grandmother loved nature, I admired the intensity that she put in the care of her plants, of her garden. My mother is also very manual and sensitive to details, she took me to see many exhibitions when I was a child.7
This question also reminds me of an anecdote that really struck me. As a child, I made a drawing at school, copying the image and caption from a book. The teacher asked me if I had really written and drawn this sun, I said yes. I went around all the rooms with my drawing, and I had a very strong impression of existence, it was a moment of pride, of recognition. That's what can happen when you do something that really touches someone, it's very strong. It's quite close to salvation at the end of a play, a moment that I find particularly beautiful. What amuses me with this anecdote is that it's in the copy of something that I was able to provide this emotion. I've kept that in my work. Some of my encounters throughout my career have also made me want to make art. At Boule School (an applied arts school), a teacher asked me what I was doing there, for her I had to go to art school. That's how I went to ESAD (École Supérieure d'Art et de Design) in Reims, first in the plant design option; I wanted to be a designer, I felt it was a "real job". As my projects progressed, some exchanges within the school (with Cécile Le Talec, Véronique Pintelon and Rozenn Canevet) pushed me to choose the art section. At that point in my studies they seemed to know better than I did, so I trusted them, and they were right! Then, Giuseppe Gabellone, artist and professor at ESAD, helped me to lay the fundamental foundations of my sculptural work. He taught me to look at and understand a certain inner beauty that emanates from the forms. Agnès Thurnaueur pushed me to draw, I felt I had a real connection with this artist, with whom I also talked about psychoanalysis, it was a real trigger, as was my meeting with Anne Kawala, which encouraged me to turn to performance in particular. I think it was all these encounters that made me want to make art.
What has ever made you want to stop making art?
I've never wanted to stop.
I took a break during my studies, when I didn't know whether I wanted to do contemporary art or theater. Things seemed to be going much too fast, I got my National Diploma in Plastic Arts at the age of 19, and the logical next step was to do a master's thesis. At that time I was doing performance but I didn't really know what it was, I think I needed to take a step back. So I did a year of anthropology at university, and I went to Mexico.
But during that year I realized that I couldn't help but create. I said that I didn't believe in the objectivity of anthropology, I always wanted to give my point of view. But when you are an anthropologist you should not create. It was a difficult transition from an art school with total freedom to a much more academic, scientific discipline. During the time I spent in Mexico I made a film "in spite of myself", I felt I had no choice (which is not always very pleasant).
What works are you looking at?
I have difficulty answering this question. I think I look at everything, but maybe especially painting and performance. The notion of temporality interests me particularly in painting. One can stay a few minutes, or much longer in front of a canvas and let oneself be gradually overwhelmed by emotion, sometimes to tears. The effect that painting produces on us is not at all the same depending on the time we spend looking at it.
I've read a lot of literature about performances, but I've seen very few (I think about those I consider "real" performances, during which there is no limit with the spectator). I have seen those of Tino Sehgal at the Palais de Tokyo (2016), where the relationship with the visitor was direct, or The Mending Project by Lee Mingwei for whom I worked at the Venice Biennale in 2017. It's a type of art that I feel very close to; I feel that the best way to catch people and convey something to them is through performance.
What are the works you don't watch?
In a collective exhibition, the works I don't look at are the ones that are drowned in space. For example, when I was working at the Venice Biennale at the Arsenal, I think it took me a month to "see" the works. The ones that catch my attention, and it's almost unfortunate, are the videos because this medium forces us to sit and look; our bodies force us to do so. The rest of the time we sometimes pass too quickly, we approach one form or another because we are sensitive to a color, a fragility, a form of discretion.
But generally speaking, I always wonder what makes this artist exposed there. Even if it's a work that doesn't interest me much, it's still there before my eyes, it manages to be exposed, so I sometimes miss things that work.
I immediately think of the first exhibition I saw on my own, when I was 14, at the Fondation Cartier: it was an exhibition of David Lynch's paintings. It may have been the fact of having visited this exhibition alone, but something very strong happened to me. His paintings are at the same time almost violent, and at the same time very childish, it's almost cruel while being true. This exhibition did me a lot of good, it really spoke to me.
I also think of Mark Rothko's paintings. I've already had the experience of standing in front of one of his paintings for a long time and crying. His technique of layers of colors produces immense depth and arouses very strong emotions in me.
I am currently reading Voyages en Alaska (2009) by John Muir, it is a story of a trip to the north of Canada that makes me dream at the moment. I would love to go there and see the snow as far as the eye can see... The way the author writes is really very touching and tender.
I recently reread Mireille Havet's diary, which dates from 1918-1919, she was a friend of Apollinaire, she talks about her life, her homosexuality, her love for drugs. She was very free, it's really remarkable for the time.
I also want to quote Virginia Woolf, which was a huge trigger for me, it's also a Proust madeleine! Les Vagues (1931) is a book that moved me so much that I wanted to make it a performance. I would have liked to read this book in its entirety on the beach, addressed to the sea.
I also read Rudolf Steiner, L'Art éducatif, l'imagination créatrice dans l'enseignement (1923). He is an almost mad anthropo-physician, who mixes several thoughts about the cosmos, nature, education... It is universalist, philosophical and a bit esoteric, it is his thought of the world and a study of the human being.
What are the other disciplines that nourish your practice?
Music is really part of my practice. I feel like I'm surrounded by it, my mother played the violin, my brother is a lyric singer and composer of electronic music. I played classical guitar for almost ten years, I wrote my songs, and I think music has really been the entry point to art for me.
I started acting at the age of 11, it also inspired me a lot, as well as the writing and reading that goes with it. My grandmother told me as a child: when you can read, you can get into books. It made me dream!
Travelling, always being on the move, is also very important in my work. This summer I'm a resident at the Cité internationale des arts in Paris and I really feel like this is the first time I've come back to Paris in 10 years. I feel like I need to always be somewhere else, almost without having a choice. The stability could almost create anxiety for me. But all this is also complicated because in a trip you arrive and leave, it's sometimes difficult to build something.
In what environment and how do you get to work?
For each medium, for each technique, I need an appropriate framework. So the environments are very different. One of my work places is my studio at home, which is very stable, but in which I tend to grind a little bit... To write for example I need to be surrounded by books, to have a board on which I write words, and when I work on sound with my brother I rent a studio, a clean room. This time I worked outdoors, in parks, to meet people, to create the piece Bureau des pleurs2. The framework that I set for myself becomes a framework for living. Sometimes I need to go to the gym, or take an intuitive walk to put myself in a mood, a modified state of consciousness.
What are you working on right now?
I want to write. I really started to write during the confinement (which was the perfect setting for it!). I'd like to write about the Crying Bureau, about the human experience of meeting complete strangers on the street and having an introspective discussion with them. As I began writing about this experience, I realized that this text spoke more generally about my relationship to art in a rather personal way, and I feel that this text needs to be addressed in order to be transmitted. I don't know yet what form it will take, but I really have this personal desire to pursue this project, to give myself the time to do it.
©POST it edition