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Se perdre sans peur, 2024
40mcube, Rennes
du 3 février au 4 mai 2024
Commissariat: 40mcube
Production: 40mcube
Crédits photographiques : Margot Montigny
Créer du lien entre des personnes, des paroles et des lieux est certainement ce qui caractérise le mieux la pratique de Carla Adra. Ancrées dans le quotidien et prenant en compte le contexte investi, ses œuvres sont autant de situations qui recueillent puis réincarnent l’autre. Dans l’espace public, une classe de collège, avec des patient·es et des soignant·es d’un institut médico-éducatif, un groupe de femmes de plus de 60 ans, mais aussi les salarié·es des institutions artistiques dans lesquelles elle expose, elle invite à la prise de parole en posant une question simple qui nous concerne tou·tes : l’expérience d’une injustice, d’une peur, d’une honte, ce dont nous ne nous glorifions jamais et que nous enfouissons dans les méandres de notre mémoire. Créant un climat de confiance, elle autorise, libère une parole personnelle, un récit de soi, voire une confidence.
De cette matière vivante et sensible qu’elle retraite, elle réalise des performances, des installations, des vidéos, des dessins, des écrits, qui donnent des formes possibles à la diffusion de la parole qui lui a été confiée tout en protégeant leurs auteur·rices : détacher le témoignage de la personne pour le rendre anonyme ; le faire interpréter par des performeur·ses ; endosser elle-même cette parole et se filmer ; changer le temps du récit et réécrire le texte au futur ; remplacer le « je » par le « vous ». Autant de détournements et de mises à distance qui permettent de donner une place socialement tolérable à l’intimité et à l’émotion dans un espace public.
L’exposition Se perdre sans peur constitue également cette interface, cette zone intermédiaire qui permet dans un va-et-vient l’enregistrement et la diffusion.
Fixés sur des pieds, des antennes et des socles sculpturaux, une série de micros auxquels sont greffés des dispositifs radio diffusent un entremêlement de sources sonores. Oui, diffusent. En donnant une double fonction à cet objet d’amplification, l’artiste se fait médium (intermédiaire) et média (moyen de diffusion).
Une pluralité de récits, celui des ondes radio, celui des médiateur·rices du centre d’art dans leur travail, celui des personnes visitant l’exposition si elles le souhaitent, ainsi que celui de l’artiste, cohabitent dans l’exposition, nivelant différents registres et tonalités de discours que sont la parole publique, la parole professionnelle, la parole intime.
Carla Adra dévoile une partie relevant de son processus de travail en présentant autour de cette installation les cartes mentales qu’elle réalise de manière parallèle et continue selon des projets, des périodes, des lectures.
Cette forme rhizomatique issue de la psychologie cognitive et appropriée par le management contemporain est également une forme artistique récurrente. Dans le travail de Carla Adra, la variété de leurs supports et de leurs formats témoigne d’une nécessité impérieuse chez elle de les réaliser, d’envisager les choses comme un cheminement et de créer des repères.
Elles permettent de retracer le fil de ses pensées, de ses questionnements, de ses projets, et de les lier entre eux. La dernière d’entre elles cartographie son exposition à 40mcube ainsi que celles à venir à la galerie Valeria Cetraro, au Palais de Tokyo et la Kunsthalle de Mulhouse, montrant leur imbrication.
Carla Adra utilise ces cartes à la fois comme outil d’organisation de sa pensée et de ses projets, comme dessin poétique, et comme source interprétable sous la forme de performances.
C’est ce qu’elle réalise dans Se perdre sans peur en enregistrant une lecture de chacune des cartes présentées dans l’exposition. Cette performance sonore devient une création à part entière, mais aussi un commentaire sur son travail, un acte de médiation supplémentaire qui emprunte la même voie de diffusion que les stations radio. À ces deux paroles s’ajoute celle des médiateur·rices. S’intéressant à cette figure essentielle des institutions culturelles, elle assimile leur travail à une performance qu’elle replace au centre de l’exposition. Vêtu·es d’une blouse peinte qui les distingue, Cyrille Guitard, responsable de la médiation à 40mcube et Elsa Gervais, assistante à la médiation, deviennent ce que Carla Adra appelle les accordeur·ses de cet instrument étrange qu’est le micro-diffuseur. Ce sont elleux qui synchronisent l’installation en choisissant les stations radio pour composer ce concert de voix, de musiques, de publicités, de jingles, tout en utilisant le micro dans le cadre des visites et de l’accueil des publics. Enfin, ce quatuor se complète avec la personne qui visite l’exposition, qui s’iel le souhaite, peut s’emparer de ce micro pour un temps de parole publique. Ainsi le moment de la performance s’étire, s’active dans la durée, prenant pleinement possession du temps de l’exposition.
De cette installation et du travail de Carla Adra dans son ensemble se dégage une question plus générale, celle de l’adresse. À qui s’adresse l’artiste, à qui s’adresse l’œuvre ? Plutôt que penser un public en termes de masses que l’on distingue mal, l’artiste, en laissant une place à l’intime et en utilisant l’objet radiophonique, adopte la conception de l’auditeur·rice de Walter Benjamin lors de ses expérimentations radiophoniques au début du 20ème siècle : celle de s’adresser à une multiplicité, à chacun·e individuellement.
C’est dans ce dédale de pensées et de voix de l’exposition que l’artiste nous invite à la rejoindre et à nous perdre, sans peur.
Anne Langlois
Avec la participation de RIGA