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Ça te colle à la peau, Raphaël Brunel, 2023
Ça y est, ça te revient, par vagues lancinantes et imprévisibles, déposant leur écume sur le sol, les murs, le plafond. De ça, tu ne peux pas te défaire. Comme les parfums si prompts à raviver un visage, la fugacité d’une sensation ou d’un geste, la familiarité d’une situation. Comme le vacarme des sons, des voix, des chansons qui résonnent en silence. Comme les énergies, les idées, les volutes épaisses et blanches de souffle inarticulé qui flottent dans l’air et partent en fumée. Tu as une réputation mais tu es traversée par plusieurs vies et tissée de relations. Tu n’as jamais entendu parler de la stone tape theory, mais la perspective que les fantômes, les émotions et les blessures du passé peuvent être enregistrés dans la pierre comme sur une bande magnétique et rejoués selon certaines conditions, ne t’étonnerait probablement pas. Mais pour l’heure et de manière spéculative, tu apparais sous les traits d’un vestiaire déplacé dans un paysage rougeoyant. Tu as été endossée, incorporée, incarnée.
« Qui es-tu ? » est probablement la question à laquelle il est le plus difficile de répondre, car elle intime de se définir. « Intime »… la coïncidence de l’ambivalence est troublante tant il est question d’intimité, d’une intimité partagée. A l’affirmation d’une identité stable, d’un être inaltérable, tu préfères le transformisme de la multiplicité, l’accueil des points de vue et des altérités. Tu es ventriloquée et tu mimes. Tu te pares et tu habites. Tu collectes, enregistres, absorbes, redistribues. Tu veux voir ce que ça fait et ce que ça fait faire. Pour emprunter les mots d’Eileen Myles, tu explores l’espace où découvrir « les communiqués insolites et intangibles de la pensée et du ressenti des autres autour de nous ». Tu es : un réseau social empathique, un forum aux airs de safe space, une zone de contact épidermique où ça touche, une interface sensible où ne cessent de trouver écho et de se réinterpréter les histoires du dehors. En te soumettant à la recherche mutuelle, en prenant le détour et le langage de l’autre, tu prépares l’antidote. Une chose est sûre en tout cas puisque c’est toi qui le dis : tu es une FM. Soit : une antenne et un HP. Un canal de (re)transmission et d’amplification. Jack Spicer devrait te plaire, lui pour qui le poète est une radio et les poèmes, des messages venus de l’Extérieur. Mais quand tu te défais de tous ces rôles qui fusionnent en toi, de toutes ces voix qui ne t’appartiennent pas, tu scrutes à l’Intérieur, tu dresses des cartes mentales, des lignes de pastel sentimentales, des réseaux d’affects et d’images qui te sont propres.
Tu as entamé une relation de réciprocité. Le terme latin relatio atteste l’idée claire d’un rapport, qu’il faut à la fois entendre sous l’angle de la narration (rapporter, relater, témoigner) et de la connexion (entre différents phénomènes, formes vivantes, faits ou objets). Il induit quelques notions déjà évoquées à ton sujet : une adresse, une altérité, un réseau d’échanges vivaces, un espace-temps, une interface, ainsi qu’une certaine forme de causalité, d’affection et de capacité d’agir. Dans cette relation, tu racontes et tu es racontée. C’est donnant-donnant. D’une part, tu offres l’hospitalité au récit de soi d’une artiste qui déploie, inscrit, publie ses mots par fragments et ellipses sur des objets et tissus rouges – d’ailleurs, n’est-il pas fascinant que « texte » et « textile » dérivent d’une étymologie commune, celle de quelque chose qui se trame ? D’autre part, tu donnes un corps à un lieu dont les strates successives s’animent à travers toi sous la forme de personnages et de costumes : une cavalière style western, une bricoleuse badass aux gestes allusifs, une architecte un peu engoncée dessinant les plans d’un bateau et une chicha girl élégante fumant tranquillement sur l’embarcation une fois construite. Chacune de ces peaux que tu revêts, qui apparaissent et s’effacent au gré du khôl, du far ou du lipstick appliqués sur ton visage par une maquilleuse aux longs ongles verts, évoquent des métiers que tu féminises pour mieux (dé)jouer les stéréotypes qui y sont associés et dessiner en filigrane, non sans humour et un certain érotisme (tu parles de porno soft lesbien), les mécanismes d’émancipation.
Que nous font et nous font faire les vêtements, les masques et le maquillage qui drapent et soulignent les contours de nos persona ? L’histoire de la littérature, des arts et de la philosophie regorge d’exemples contradictoires. Dans certains cas, ils sont soit ces choses terrifiantes qui adhèrent au corps et l’étouffent au point de ne pouvoir s’en libérer, qui se substituent à un moi réduit au rôle de miroir reflétant l’image d’un autre, soit le costume permettant de couvrir une hideuse nudité (physique et psychique) et de s’affirmer dans l’ « inter-humain ». Quand dans d’autres, ils deviennent l’expression la plus intense et exaltante d’une identité, fusse-t-elle aux cent visages, et un mode d’adresse transcendantal. Tu repenses soudain à cette citation d’Emanuele Coccia : «Les vêtements démontrent combien il est illusoire d’imaginer l’existence d’un ego séparé du monde qui voudrait n’être lié qu’à soi, tout comme celle d’un monde qui pourrait exister sans un sujet qui l’habite. La nature du moi est celle d’un caprice dont l’objet est toujours le monde. Et vice versa, le monde n’est jamais que kosmos, ornement, maquillage d’un moi (qu’il soit collectif ou individuel). Ne peut dire moi que celui qui sait se maquiller. »
Mais tu ne sais plus très bien quoi en penser et tu chantes que ça te colle, que ça te colle à la peau. Tu te sens coincée avec tout ça, ces secondes peaux, ces peaux textiles, ces peaux make-up, ces peaux slapstick, avec toutes ces figures qui te hantent et te traversent, et davantage encore peut-être avec ce Moi-peau qu’on ne peut laisser en boule dans un coin de la chambre et qui, à en croire le psychanalyste Didier Anzieu, est si fondamentale dans la construction individuelle. Alors peut-être pour mieux t’extraire de ce tout ça, pour mieux t’en décoller, tu exorcises en chantant dans la nuit noire et on ne se lasse pas de repasser encore et encore la membrane magnétique sur laquelle s’est fixé le spectre de ton entêtante complainte.